L’économie turque vacille
Orbis Géopolitique
18 décembre 2020

 


Les interventions au Haut-Karabakh, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale ont permis à Recep Tayyip Erdoğan de masquer tout un pan de sa politique. En effet, en investissant pleinement le terrain de la géopolitique, le président turc a sans nul doute voulu faire passer au second plan les difficultés auxquelles il est confronté sur le terrain économique. Un choix qui pourrait lui coûter sa place en 2023 ?


 

Pays respecté sur la scène internationale, État situé au carrefour des voix d’approvisionnement énergétique et disposant d’une position d’interface entre Europe, Asie et Afrique, la Turquie n’en est pas pour autant une puissance économique de rang mondial. En arrivant au pouvoir en 2003, R.T. Erdoğan forme un contrat social avec la population : une obéissance aux normes édictées par le pouvoir en échange de la prospérité économique. Si la croissance moyenne annuelle du PIB, depuis 2002, est de 5%, le coup d’Etat de juillet 2016, les différentes prises de position gouvernementales qui l’ont suivie et l’intense activité du président turc dans la région ont fortement atteint la puissance économique du pays.

 

En effet, le taux de croissance est tombé à 3,5% et, depuis fin 2018, le pays est officiellement en récession. La crise du coronavirus n’a fait qu’aggraver cette situation et la Turquie n’a pas échappé aux conséquences financières et commerciales dues à la rétractation des échanges internationaux qui ont suivi la pandémie. En effet, entre janvier et septembre 2020, les exportations ont diminué de 10,9% et les importations n’ont progressé que de 1,5%. Mais en réalité, la Turquie ne s’est jamais vraiment remise de la crise mondiale de 2008, car on observe une diminution progressive du PIB depuis cette date, passant de 10% de croissance annuelle, en moyenne, à la fin de la dernière décennie à une récession aujourd’hui. Mais cette crise profonde trouve sans doute ses causes dans la structure même de l’économie du pays.

 

Selon l’Institut de statistique turc, face à l’agriculture qui ne représenterait que 6% de la richesse nationale, le secteur tertiaire représente 63% de cette dernière.  De plus, ce secteur est également le premier pourvoyeur d’emploi, car il est à l’origine de plus de la moitié des emplois du pays. Le tourisme, qui fait partie intégrante du secteur tertiaire, qui représente près de 4% du PIB et demeure, en ce sens, comme une source majeure de devises étrangères pour la nation, a été fortement impacté par la pandémie. Un élément qui aura donc des répercussions sur l’ensemble de l’économie turque. À ce manque de diversification économique, que la pandémie a ainsi mis en lumière, s’ajoute un taux de chômage avoisinant les 15% de la population active, une situation qu’Ankara n’arrive pas à endiguer.

 

D’autre part, les investissements extérieurs, qui avaient explosé en 2007 au moment où les négociations à l’intégration européenne commençaient, ont chuté de plus de 50% entre cette date et 2019. La situation autant internationale que politique, à laquelle s’ajoutent les récents décrets modifiant les règles d’adjudication, ont en effet miné la confiance des investisseurs. Cette confiance s’érode également avec la dépréciation de 50 % de la valeur de la livre turque face au dollar et à l’euro sur trente mois. Bien que les réserves de devises de la Banque centrale aient été employées pour soutenir la monnaie nationale, cela n’a pas suffi à figer l’inflation, ce qui a entrainé une hausse des prix qui a eu, par ailleurs, des répercussions importantes sur la consommation des ménages. D’autant plus que l’endettement privé, qui représentait 29,9% du PIB en 2007, s’établit, au 2e trimestre 2020, à 91%. Un score considérable qui démontre combien la Turquie vit une période économique des plus instables.

 

C’est enfin le contexte international qui place la Turquie dans une situation économique délicate. En effet, elle ne possède pas de ressources naturelles propres et se voit donc dans l’obligation de dépendre des importations russes ou centres asiatiques. Bien que cela favorise des rapprochements géopolitiques, comme l’illustrent les cas azerbaïdjanais et syriens, il n’en reste pas moins qu’Ankara demeure soumise aux désidératas de ses partenaires. Son action sur la scène internationale a également fragilisé les relations qu’elle entretenait avec les États-Unis. Bien que cela lui ait permis de se rapprocher de Moscou, dans le domaine du gaz ou du nucléaire par exemple, rien ne remplace, pour elle, la relation avec les Américains. Ne serait-ce qu’en terme militaire, secteur ô combien essentiel pour Ankara, où l’achat récent à la Russie de système antimissile S-400 a gelé la participation de la Turquie au programme F-35. R.T. Erdoğan se tourne donc vers d’autres pays tels que la Chine, le Qatar ou l’Iran, pour trouver des alternatives au partenaire américain.

 

Au moment où la politique de grands travaux menée par R.T. Erdogan depuis son arrivée au pouvoir (notamment avec l’aéroport d’Istanbul inauguré en 2018 et le pont sur le Bosphore ouvert l’année précédente) est à bout de souffle, la pandémie frappe la Turquie de plein fouet. Le 13 novembre, lors d’une réunion locale de son parti, le président turc annonçait « une nouvelle période de réformes dans l’économie et le droit ». La situation politique du pays, sa volonté de s’affirmer sur la scène internationale et les relations sensibles qu’elle entretient avec la quasi-majorité de ses partenaires, l’UE en tête, ne favorise pas une reprise rapide de la croissance. Mais gardons à l’esprit que l’économie turque est dotée d’une importante capacité de résilience, en témoigne le fait qu’elle a cru, après la crise de 2008, de 9,2% en 2010 et de 8,5% en 2011. Cela pourra-t-il se répéter après la pandémie ? Seule une réelle volonté de réforme le permettra.